le journal d'Enzo (3 septembre 2012)

Mots-clé : fiction ou réalité

Enzo c'est moi : je suis assis à ma place parmi mes 36 camarades de CP, comme les autres jours depuis le 16 août. Je porte la vieille blouse de mon frère, éculée, tâchée, presque transparente parce que les promos de CarrOchamp, c’est tout de la camelote chinoise, en plus elle est un peu grande car faut qu’elle me fasse jusqu’au Collège. Celle de Jean-Emilien, au premier rang, est toute neuve et porte le logo d’une grand marque, Vouithon.

La maîtresse parle, mais j'ai du mal à l’entendre du fond de la classe sonore, sorte de mini-hangar en tôle. Trop de bruit (Monsieur le Maire a promis que dans deux ans on mettra un isolant phonique pour la classe des CM2, mais évidemment pas dans ma classe). La maîtresse est une remplaçante. Heureusement, nous on a eu droit à une remplaçante car Monsieur le Maire a bien choisi sa signature pour lézéleksions au printemps dernier (je ne comprends pas ce que ma maman dit quand elle parle de çà). Une dame en retraite qui vient remplacer notre maîtresse en congé maternité. Je ne me souviens pas plus son nom que la vieille dame, qui perd un peu la mémoire, ne se souvient du mien. Ma maîtresse (elle est drôlement jolie la maîtresse) a fait la rentrée le 16 août puis est partie le 28. En congés. Son bébé était prévu pour le 29. Elle doit revenir la semaine prochaine. La vieille dame de 68 ans (maman dit qu’elle a de la chance pour une jeune retraitée d’avoir trouvé ce travail) est là depuis vendredi, elle est un peu sourde, mais gentille. Plus gentille que l’intérimaire de jeudi, juste avant elle, il sentait le vin et criait fort quand on voulait pas s’assoir sur ses genoux. Et puis il expliquait mal.

Du coup je ne comprends pas bien pourquoi B et A font BA, mais pas dans BANC ni dans BAIE que m'a appris ma gentille maîtresse ; ni la soustraction ; ni pourquoi je dois connaître toutes les dates des croisades et les noms des Croisés. On m’a mis sur la liste des élèves en difficulté, car j'ai raté ma première évaluation sur le coup des croisades. je dois rester de 12 h à 12 h 30 pour le Soutien. Sans doute aussi aux vacances. Avant-hier, samedi, j'avais du mal à écouter la vieille dame, pendant le soutien : mon ventre gargouillait. Quand je suis arrivé à la cantine, il ne restait que du pain. Je l’ai mâchouillé sous le préau avec ceux dont les parents ne peuvent déjà plus payer la cantine.

J'ai commencé l’école l’an dernier à 5 ans. L’école maternelle n’est plus obligatoire, c’est un choix des mairies et Monsieur le Maire de la Métropole des 37 villages ne pouvait pas payer pour maintenir une école maternelle. Ni la crèche ni la garderie ni les assistantes maternelles d’ailleurs. Mon cousin Brice a eu plus de chance : il est allé à l’école à 3 ans, mais ses parents ont du payer. La sieste, l’accueil et le goûter n’existent plus dans la maternelle de Brice. Place à la morale, à l’alphabet ; il faut vouvoyer les adultes, obéir, pas parler et apprendre à se débrouiller seul pour les manteaux et les toilettes : pas assez de personnel. Les enseignants, mal payés par la commune, gèrent leurs quarante quatre élèves chacun. Et dans les métropoles où il y a une garderie, c’est 50 enfants par dame. La "Qatar-school", privée, en face, a une vraie maternelle, mais seuls les riches y ont accès. Mais, avec le coup de la maternelle, Brice comprend mieux les règles de l’école et ses leçons en CP que moi. En plus, le soir Brice il va à des cours particuliers, car ses parents ne peuvent pas l’aider pour les devoirs, ils font trop d’heures supplémentaires. Mais moi j'ai toujours plus de chance que mon voisin Kévin : Kévin doit se lever plus tôt et livrer les journaux avant de venir à l’école pour aider son grand père qui n’a presque pas de retraite, n’ayant travaillé que 206 trimestres… Je sais pas très bien combien ça fait 206 mais ça fait beaucoup, plus de 100 que j'ai compris dans mon dernier devoir.

Je suis au fond de la classe. La chaise à côté de moi est vide. Mon ami Saïd est parti, son père a été expulsé le lendemain du jour où Monsieur le Directeur (un ancien gendarme en retraite choisi par Monsieur le Maire) a rentré le dossier de Saïd dans Base Elèves. Il ne reviendra jamais. Je n’oublierai jamais mon ami pleurant dans le fourgon de police, menotté comme son papa. Il parait que son papa n’avait pas de papier. Je fais très attention : chaque matin je mets du papier dans mon cartable, dans le sac de ma maman et dans le cartable de mon grand-frère…

Je dois finir de lire le livre "des lendemains qui chantent". je vous raconterai la suite demain.

signé : Enzo

Suite
Page précédente où Tine assure à elle seule la permanence du blog